LE FOOTBALL, NOUVELLE RELIGION PLANETAIRE ?

 Qu'est-ce-que le football ?

Le football est un sport

Le football est un sport qui se caractérise aujourd'hui par son extension mondiale et son omniprésence dans les médias, notamment la télévision. Il n'en a pas toujours été ainsi, et dans certains pays, par exemple les États-Unis, il reste un sport mineur. Retraçons à grands traits son histoire. On a pu comparer le football à d'éventuels ancêtres. Un jeu de balle français comme la soule est parfois cité en référence. Mais cette tentative de filiation est trompeuse. La soule, répandue jusqu'au XlXème siècle en Bretagne et en Picardie, est un jeu populaire indissociable de la société rurale. Deux camps s'affrontent. On ne peut parler d'équipes, car le nombre de participants est aléatoire, de même que les limites du terrain. L'organisation et les règles changent d'un lieu à l'autre. Il faut imaginer une grande mêlée, entrecoupée de courses désordonnées. Chaque côté cherche à déplacer la soule, sorte de balle remplie de foin, chez l'adversaire, et ceci par tous les moyens.

Ce type de jeu s'inscrit dans la vie communautaire d'une société traditionnelle. Ils n'ont lieu qu'à des moments précis du calendrier religieux. Leur origine est floue. Ils servent à mettre en scène des formes de combat entre groupes locaux, afin de soulager des tensions entre habitants de deux villages voisins, ou entre célibataires et hommes mariés. Le football ne remonte pas à ces jeux villageois, violents et tumultueux. Les sports en général introduisent au contraire une rupture par rapport à ces pratiques anciennes.

Le football nait en Angleterre au milieu du 19ème siècle. Les jeux de balle, peu en vogue par ailleurs, ont été adoptés par les élèves des public schools. Sous l'influence de différents facteurs se produit une codification des règles qui aboutit en 1863 à la création du Football Association à Londres, qui se différencie définitivement du football rugby quelques années plus tard. Des clubs se créent et touchent petit à petit tous les milieux. Un nombre non négligeable d'équipes se constitue à partir de paroisses.

Petit à petit le football-association essaime sur le continent. Une fédération internationale est créée au début du 20ème siècle et en 1912, ce nouveau sport fait son apparition aux Jeux Olympiques de Stockholm.

Entre-temps, le terme "sport" ne signifie plus du tout la même chose. Alors qu'il désigne au milieu du 19ème siècle une prérogative mondaine, il se démocratise au fur et à mesure que les avancées sociales obtenues par le mouvement ouvrier permettent aux classes populaires d'accéder à du temps libre.

Ces quelques éléments trop brefs(1) ne permettent pas de comprendre l'étonnante popularité du football et la place prééminente qu'il occupe aujourd'hui par rapport à d'autres sports. Il est certain que pour être populaire, un sport doit être simple et présenter au spectateur des affrontements directs, aux échanges nombreux et visibles. C'est sans aucun doute le cas du football, qui de plus, présente des dimensions symboliques que nous évoquerons plus loin.
 
 

Le football est un jeu

Une autre raison de la popularité de ce sport peut être cherchée dans sa forme non codifiée. Le football est aussi un jeu, qui à cause de sa simplicité même peut être pratiquée très tôt par les enfants et ne nécessite aucun équipement particulier, si ce n'est une balle, ou un objet qui en tienne lieu.

Quelle est la différence avec le sport football ? Le jeu est basé sur la spontanéité, à la différence du sport davantage guidé par une forme de technicité et un objectif d'efficacité. Pour jouer au football, il ne faut quasiment rien d'autre qu'un ballon et quelques joueurs. Un coin de pelouse, une cour d'immeuble, voire un bout de trottoir, et la partie peut commencer. Les buts ? Une porte ou quelques vêtements posés à même la terre feront l'affaire. Les règles ? Une seule est nécessaire : ne jouer la balle que des pieds. Tout le reste peut être adapté. La durée de la partie dépendra de l'état de fatigue des joueurs. Elle sera rallongée ou raccourcie à volonté. Même les équipes pourront au besoin être recomposées en cours de route. Bref, dans cette forme du jeu, la créativité prédomine.

Ce jeu que certains appellent "football de pied d'immeuble" (2) est présent quasiment dans tous les pays. Même si elle n'a qu'une ressemblance lointaine avec la pratique sportive encadrée dans un club, cette forme de jeu participe à la diffusion mondiale du football. Certains enfants, qui ne se sentent pas à l'aise dans le cadre bien plus strict d'un entraînement structuré, préfèrent cette formede jeu dans laquelle l'émotion et l'inventivité priment.

Un groupe d'enfants qui joue régulièrement de cette manière-là au football va inventer un rapport particulier à la règle. Alors que dans une pratique de club celle-ci est très tôt enseignée comme une loi, le football de pied d'immeuble est le lieu d'une complexe activité de tractation. Toutes les règles ne sont pas explicitées, elles appartiennent au groupe qui en joue. Le jeu évolue et change en fonction de l'espace et du temps disponibles. Il devient le théâtre de multiples inventions qui participent à la construction de l'identité des enfants et des jeunes.

L'aspect ludique du football a tendance à disparaître sous l'organisation du football comme sport de masse, mais il reste présent et contribue largement à sa popularité.
 
 

Le football est un phénomène social

L'analyse sociologique des sports progresse. Plusieurs chercheurs (voir la bibliographie) se sont intéressés au football, parfois à partir de phénomènes de violence dans les stades ou en raison de l'extraordinaire médiatisation de ce sport. L’ethnologue Marc Augé écrivait dès 1982 : "Le football constitue un fait social total parce qu'il concerne, à peu de chose près, tous les éléments de la société mais aussi parce qu'il se laisse envisager de différents points de vue. En lui-même il est double : pratique et spectacle. Pratique suffisamment répandue pour être elle-même considérée comme un phénomène de masse. Spectacle assez attirant pour que le nombre de spectateurs aille croissant durant l'ensemble de la période considérée et que l'ordinaire des jours de la semaine en soit affecté par avance ou en écho (par les conversations, les paris, la lecture des comptes rendus)..." (3)

L'auteur développe ensuite plusieurs observations. Le phénomène social du football est complexe. Comme les phénomènes religieux, on ne peut l'analyser assez finement si on le réduit à quelques idées simples. Pour certains, le football représente une forme de manipulation des uns par les autres, une sorte de "nouvel opium du peuple".

Mais le football répond à bien d'autres besoins des sociétés modernes, notamment la demande de représentation, de mise en scène spectaculaire des rapports sociaux.

Dans une société marquée par des inégalités de toutes sortes, le spectacle sportif présente l'exemple d'une concurrence supposée pure entre deux adversaires qui partent à armes égales. L'intérêt de ce spectacle réside dans l'incertitude du résultat. Les mêmes ne gagnent pas toujours. Il existe bien une hiérarchie des clubs ou des nations du football, mais cette hiérarchie peut être bousculée. C'est cette possibilité, cette chance qu'il importe de mettre en scène, la chance d'une égalité parfaite devant le ballon rond. Les divisions de la vie sociale sont également dépassées lorsqu'un sentiment communautaire se réactualise dans le public. Là encore l'égalité n'est qu'une façade, car les catégories sociales ne se mélangent pas complètement dans les tribunes, mais quand un stade entier hurle "Allez la France !" le sentiment d'une communauté nationale plus forte que les clivages qu'elle recèle l'emporte.

Les spectateurs d'une rencontre de football ne peuvent que difficilement rester passifs, à l'écart de ces enjeux symboliques. Certes il est des publics plus froids que d'autres, mais partout une interaction s'établit entre ce qui se joue sur la pelouse et cette alchimie qui opère dans le groupe social tout entier. (4)
 
 

 Le football est-il une religion ?

"Peut-être l'Occident est-il en avance d'une religion et ne le sait-il pas. " Marc Augé concluait ainsi son article écrit à l'époque d'une nouvelle phase de développement des grands rituels modernes engendrés par le football. L'analyse était-elle prémonitoire ? A la veille de la phase finale de la Coupe de Monde en France, comment expliquer le succès particulier de ce sport devenu planétaire, si ce n'est en faisant appel à des catégories qui dépassent le domaine du sport, même du sport de masse ? La place que le football tient dans la vie de certaines personnes est également significative. Plus qu'une vague impression, une hypothèse peut être proposée : à un stade particulier du développement de nos sociétés surtout européennes, le déclin des Églises et des autres lieux de production de sens et de lien social s'accompagnerait, entre autres, de la montée en puissance de phénomènes comme la place prise par les sports, football en tête, relayés massivement par les médias.

Le rite du match de football

Une précaution s'impose. Tout n'est pas rituel. Il est assez facile d'abuser du concept. Christian Bromberger (5) le définit en rappelant qu'un certain nombre de conditions doivent être réunies : une rupture avec la routine quotidienne, un espace et un temps à part, un scénario qui se répète, des paroles et des gestes, une place occupée par les différentes catégories de participants. Voilà pour l'essentiel. A n'en point douter, le match de football est une sorte de rituel !

Les stades sont bien des lieux réservés, mis à part pour ces cérémonies sportives, petites et grandes. Même dans les clubs modestes, le terrain d'entraînement est souvent distinct du terrain "officiel". En entrant dans un stade rempli, on découvre une ambiance très particulière et un véritable cérémonial : échauffement des joueurs, accueil du public, présentation des équipes, la partie elle-même, enfin la sortie du stade.

Tout au long d'une partie, on voit des attitudes, des gestes, des objets à qui une grande partie du public confèrent une valeur quasi-religieuse. Ou serait-ce plutôt de la magie ? Des supporters s'appliquent des peintures rituelles sur le visage (les couleurs du club). Des chants montent des gradins, repris par les chœurs des fidèles, lancés par des sortes de célébrants qui tournent le dos à la pelouse. Ces derniers semblent même se désintéresser de la partie qui se joue, tant ils se préoccupent exclusivement de l'animation de la cérémonie que devient la rencontre. Les chants, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, offrent une véritable diversité, "chants spontanés" dit-on dans les églises ! Les convaincus, les fidèles parmi les fidèles les apprennent sans difficulté à force de les entendre et de les répéter. Ces refrains sont scandés par des chœurs d'hommes, parfois impressionnants de force et de conviction. Les chanteurs prennent visiblement du plaisir. Ce sont des encouragements, des invocations, des imprécations dirigées contre l'équipe adverse ou les arbitres, des sortes de chants de louange lorsque l'équipe favorite est en passe de gagner. A ce moment-là, un autre geste collectif est suscité par les supporters invétérés. C'est la fameuse "ola", mouvement de liesse qui balaie tout le stade. Tout ceci révèle d'étranges ressemblances avec des cérémonies magico-religieuses. Ce rite du match de football qui se déroule en un lieu précis est aujourd'hui remarquablement relayé. Il se constitue une communauté de spectateurs qui participent à l'événement en ne quittant pas leur domicile, rivés à heures fixes devant leur autel domestique : la télévision. (6)

Football et sens de la vie

A considérer la place occupée par le football dans la vie des supporters, on découvre que le temps de la rencontre déborde largement dans la vie quotidienne. Un chant de supporter d'origine allemande, déjà ancien, disait à peu près ceci : "Le football, c'est notre vie. Le roi football régente le monde." (7) il faut se rendre à l'évidence que l'attachement à une équipe favorite peut aller très loin. En Allemagne, le portrait d'un couple de supporters du Borussia de Dortmund a été réalisé par une équipe de télévision. (8) Lui : préretraité, elle : sans emploi. Les aventures de leur "Borussia" donnent littéralement un sens à leur vie, qui, sans cette bouffée d'oxygène, se heurterait aux horizons bouchés de la Ruhr. Rien ne manque à un cadre qui petit-à-petit s'est construit. Le jour du match, les couleurs du club sont hissées dans le jardin du petit pavillon où ils vivent. "Pourvu qu'ils gagnent" est la prière intime que Steffi (la plus "accrochée" des deux !) répète intérieurement plusieurs fois le jour du match. Un véritable rituel domestique se déroule, avant, pendant et après la rencontre. Une grande vitrine joue le rôle d'autel. Les amis du club de supporters constituent une communauté éminemment soudée et solidaire. Ce portrait singulier rejoint pourtant une réalité partagée par beaucoup. Un même sentiment d'appartenance se vérifie auprès de tous ceux, et ils sont nombreux, qui soutiennent avec ferveur tel ou tel club. Ceux-là s'engagent, donnent des heures de bénévolat dans les petits clubs, ou bien lorsqu'il s'agit d'un club professionnel, achètent la panoplie complète du parfait supporter, investissent leurs économies dans des déplacements pour assister aux matches "à l'extérieur". Le véritable supporter s'identifie à son club, à son équipe. La confiance parfois aveugle, les espoirs qu'il exprime à travers son comportement au stade, ressemblent étrangement à des sentiments religieux. Comme des milliers d'autres, il ne fait que croire en son équipe, souffrir avec elle lorsqu'elle perd, mais vibrer avec elle lorsqu'elle gagne et le fait rêver. Cet attachement va jusqu'à inclure les rites funèbres dans certains clubs anglais, où il est devenu possible de faire répandre ses cendres sur la pelouse mythique après son décès !

Un phénomène global : vivre au rythme du foot

D'autres signes permettent de rapprocher ce sport-spectacle devenu planétaire d'une véritable religion de substitution. Les jours, les semaines, I'année sont marqués par un rythme imprimé par ce sport dominant. Une partie de football en soirée, même pour le spectateur qui assiste à la rencontre devant son poste de télévision, peut constituer le sommet de la journée. De même, la fin de semaine culminera au moment de la visite au stade. La saison de football rythme l'année civile et vient à remplacer les temps forts constitués naguère par les rites de l'année liturgique des Églises. Les rencontres de championnat correspondent à ce que l'on appelle dans les Églises le "temps ordinaire". Les compétitions internationales deviennent des temps de fête, soigneusement amenés par les différents stades de la compétition. Les tours préliminaires ont lieu en automne; au printemps suivant, les événements se succèdent et culminent dans les finales, où la passion est portée à son comble. Le temps est littéralement occupé par le football. L'alliance avec les médias, au premier chef la télévision, a permis une démultiplication des retransmissions. Vu la lutte que se livrent les chaînes, des compétitions autrefois considérées comme mineures gagnent en notoriété et sont dorénavant retransmises. Les rencontres diffusées s'ajoutent les unes aux autres ne laissant plus de vide, plus de temps-morts. Il sera intéressant de compter, au cours de l'année 1998, le nombre d'heures de retransmission, toutes chaînes confondues, ou encore de comparer le nombre de jours avec ou sans football !

Magie et superstitions

Les joueurs eux-mêmes sont depuis longtemps gagnés par une sorte de contagion de la superstition. Il pratiquent les gris-gris de toute sorte, ils ont leurs chaussures-fétiches, ils embrassent la pelouse après un but. Un seul exemple : Bernard Lacombe, ancien international Français. Il poussait le fétichisme très loin. La veille du match, ses chaussures trônaient au bout de son lit. Arrivé au stade, il suivait scrupuleusement un rituel compliqué, touchait plusieurs objets qu'il emportait invariablement, massait ses chaussures avant de les enfiler, et achevait ce rituel par une sorte de signe du pied au moment d'engager.

Des anecdotes innombrables pourraient être citées, notamment pour le choix des chaussures. Les gardiens semblent particulièrement concernés par ces pratiques superstitieuses, comme s'ils pouvaient, plus que d'autres, interdire l'accès du but au ballon par une quelconque manipulation. (9)

Le football, une religion ?

La question demeure, mais elle ne vaut peut-être que parce qu'elle fera réfléchir. Il semble plus juste de répondre que les phénomènes constatés ne prennent que les apparences du religieux. Le sport-spectacle football devient pour certaines personnes ou groupes de personnes une religion de substitution. Mais cette sorte de religion ne connaît pas de dieu. Ses héros sont des hommes ordinaires aspirés par une spirale de la réussite. Les groupes qui assistent à ces spectacles sportifs n'y cherchent pas de référence à une véritable transcendance, mais trouvent sans aucun doute une représentation précieuse de leur identité, de leur appartenance à un groupe et d'un idéal égalitaire.
 
 

 Football et religion chrétienne

Football et religions établies: des concurrents ?

Certes il existe des antagonismes. Les nécessités de l'éducation des jeunes chrétiens et le temps consacré au football sont parfois difficilement conciliables, surtout lorsque des matchs ont lieu le dimanche matin ou lorsque l'émission "Téléfoot" rive devant le poste des enfants et des jeunes gens supposés pouvoir grossir les rangs des trop maigres assemblées dominicales. Il arrive encore qu'il faille choisir entre une activité paroissiale le soir et le match à la télé, ou un engagement dans le comité du club et une présence active dans tel cercle d'Eglise. Rien ne justifie pourtant qu'il y ait comme une ligne de démarcation entre le monde du football et les Eglises. Certains footballeurs déclarent adhérer à la foi chrétienne et essayent de vivre en accord avec leurs convictions lorsqu'ils foulent les pelouses. Les cadres des associations sportives ne sont pas tous indifférents à la dimension religieuse, loin de là. Les milieux du football et des Eglises pourraient-ils apprendre les uns des autres ? Tentons de répondre à partir d'un seul exemple, le domaine de l'éthique.

Ethique chrétienne et éthique du football

Nul doute que le football, comme d'autres sports, est porteur de principes et de règles de vie. Il joue un rôle éducatif auprès des jeunes, il se révèle créateur de lien social, souvent vecteur d'intégration et dans certains pays facteur de développement pour les individus les plus talentueux.

Mais la discussion éthique doit aussi s'intéresser à un aspect précis où elle aura un impact plus critique. L'éthique sportive, en effet, est aujourd'hui menacée par la pression des lois du marché et la place prise par le pouvoir de l'argent. L'intérêt des milieux d'affaires pour ce sport est un phénomène

ancien. Dès la fin du 19ème siècle, quelques-unes des premières firmes multinationales européennes créent ou bien soutiennent une équipe : les constructeurs automobiles Fiat (Juventus de Turin, 1897) et Peugeot (F.C. Sochaux, 1925) ; le groupe chimique allemand Bayer (Leverkusen, 1904) ; la société

Philips (P.S.V. Eindhoven, 1913).

Apparus avec la révolution industrielle en Angleterre, les clubs, fédérations, championnats se développent à l'image des industries. Au cours de ce siècle, le football s'est adapté aux différentes périodes de développement économique. Mais jusqu'à quel point peut-on continuer de transformer le football en raison de l'adaptation à un nouvel environnement économique ? Lorsqu'il devient un outil de management au service de l'image d'une entreprise, lorsque les équipes sont transformées en véritables entreprises sportives, productrices de spectacles pour la télévision ou premier maillon d'une chaîne au service d'un fabricant de ballons et de vêtements sportifs, le football n'est-il pas devenu purement et simplement une marchandise ?

Jean-François BOURG, qui a longuement analysé les implications économiques du sport exprime la crainte d'une "subversion du sportif par l'économique". Il n'y aurait plus d'enjeux sportifs qui ne soient commandés par des enjeux économiques. "Le football professionnel dépend majoritairement pour son financement de l'intervention d'acteurs extrasportifs (chaînes de télévision, sponsors, collectivités locales) et non plus de la participation du public du stade. Avec une telle subordination, I'impératif de la victoire se substitue aux dimensions ludiques." (10)

Le nouvel ordre économique qui s'impose dans le monde du football est-il effectivement en train d'influencer d'une manière déterminante l'organisation actuelle du jeu ?

Plusieurs observateurs le pensent lorsqu'ils constatent que les équipes jouent de plus en plus pour ne pas perdre, que des actions litigieuses prennent de plus en plus d'importance et que le football perd petit à petit ses aspects purement festifs.

Il semble effectivement que la morale du marché triomphe et que des principes comme "la fin justifie les moyens" finissent par l'emporter. Autour du football d'énormes intérêts économiques sont en jeu aujourd'hui. Comment continuer d'aimer ce sport et ne pas s'indigner devant le scandale de la fabrication des ballons par des enfants, notamment au Pakistan ? Les milieux du football sont-ils sensibilisés à ces problématiques ? Si la réponse est "non", les chrétiens, avec d'autres, n'ont-ils pas un rôle à jouer à ce niveau ?

Les Eglises peuvent-elles tirer des enseignements du monde du football ?

Poser la question, c'est inviter à une recherche. Dans leur effort pour être dans le monde sans être du monde, les chrétiens chercheront peut-être un regard neuf sur le football. Ses règles sont simples et le rendent populaire. Celles de la foi chrétienne le sont-elles ? Le football propose une alliance entre émotions, sentiment d'appartenance, dépassement de soi. Il met en scène la réussite ou l'échec. Ces dimensions de la vie sont-elles suffisamment prises en compte dans la vie des Eglises ? On pourrait développer le raisonnement analogique, mais nous laissons à chaque lecteur le soin de le faire.

Concluons avec Thomas Ryan, qui n'hésite pas à prendre exemple sur le sport et la nécessaire discipline qu'il implique pour établir un rapprochement avec la discipline d'une vie spirituelle. "Les activités physiques contribueront à forger le caractère par la conscience de soi et la maîtrise de soi, la connaissance de ses propres limites, la persévérance dans l'effort et la détermination ou volonté de réussir. Un chrétien ne peut avancer dans la vie sans ces qualités. Elles nous permettent de nous remettre sur pied quand nous sommes tombés, sachant que nous sommes pardonnés et que nous ne

pouvons rien faire sans l'aide de Dieu." (11)
 
 

NOTES

1. Pour comprendre cette évolution historique, on pourra lire Alfred WAHL, La balle au pied : Histoire du football, Découvertes Gallimard n°83, 1990 et des analyses très poussées chez un auteur anglais comme Tony MASON, Association Football and English society, 1863-1915, Brighton, Harvester Press, 1980.

2. cf Pierre THERME, L'échec scolaire, I'exclusion et la pratique sportive, Presses Universitaires de France, 1995.

3. Marc AUGÉ, "Football : de l'histoire sociale à l'anthropologie religieuse", Le Débat, n°19, février 1982, p.62.

4. A ce propos, Alain EHRENBERG écrit : "Le football n'est pas un agent de manipulation, mais un enjeu entre des forces qui, dans certaines conjonctures, se l'arrachent et tentent d'imposer leur légitimité sur la scène publique. Il ne s'agit évidemment pas de défendre ici une quelconque " pureté '' du sport -elle fait elle-même partie de l'enjeu -, mais de mieux situer le problème. Si les rapports entre sport et politique sont étroits, ils sont contradictoires et ambigus, pour le moins complexes." Alain EHRENBERG, "Le football et ses imaginaires", Les Temps Modernes, n°460, nov.1984, p.855.

5. cf. Christian BROMBERGER, Le match de football : Ethnologie d'une passion partisane a Marseille. Naples et Turin, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1995, p. 315-316.

6. Marc Augé écrit : "Peut-on, par exemple, aimer le football, regarder la télévision, et rendre compte du fait que pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, à intervalles réguliers et à heure fixe, des millions d'individus s'installent devant leur autel domestique pour assister et, au sens plein du terme, participer à la célébration d'un même rituel ? L'ethnologue imagine ensuite comment des témoins étrangers à toute cette culture sportive réagiraient : "Ils observeraient aisément que ces rassemblements populaires s'accompagnent paradoxalement d'une intensification du culte domestique, et découvriraient avec intérêt que le drame célébré en un lieu central par vingt-trois officiants et quelques comparses devant une foule de fidèles d'importance variable mais pouvant atteindre cinquante mille individus est suivi avec la même foi à domicile par des millions de pratiquants si au fait des détails de la liturgie que, sans apparemment s'être donné le mot, ils se lèvent, s'exclament, rugissent ou se rassoient au même rythme que la foule rassemblée." op. cit. cf. note 3.

7. "Fußball ist unser Leten, der König Fußball regiert die Welt... "

8. Le reportage s'intitule "Leuchte auf meinen Stern Borussia". Ce titre, qui signifie "Brille sur mon étoile Borussia" reprend les premières paroles d'un chant emblématique du club, qui se chante sur la mélodie "Amazing grace".

9. cf Bromberger, op. cit., p.332-333.

10. cf. Jean-François BOURG, "Economie du sport et éthique", Etudes, Janv. 92, p. 51-62

11. cf. Concilium, "Le sport", n°1989-225. _