Jouer au football pour fêter Dieu :

le culte d’un groupe messianique coréen

Nathalie Luca, chargée de recherche CNRS

au Centre d’Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux





Au sortir de la guerre Corée (1950-1953), qui eut pour conséquence la division de ce pays en une partie communiste, sous influence soviétique au Nord, et en une autre capitaliste, sous influence américaine, au Sud, Moon Sun Myung crée un groupe messianique, l’Eglise de l’Unification, mieux connu sous l’appellation "secte Moon". Sa doctrine, "les principes divins", livre une interprétation de l’histoire de l’humanité où le communisme, perçu comme l’ennemi de Dieu, est la manifestation moderne de l’esprit de Caïn, et le capitalisme, confondu avec la démocratie, est associé à la sagesse d’Abel. La lutte entre Abel et Caïn est représentée par la guerre froide qui divise à cette époque l’ex-URSS et les Etats-Unis, ou encore aujourd’hui, la Corée du Nord et la Corée du Sud. Dans l’Ancien Testament, Caïn a tué son frère et le mal a régné sur la terre. Moon, considéré par ses adeptes comme le messie revenu, doit permettre la destruction de Caïn et la restauration du paradis terrestre. Sa mission passe par la lutte contre le communisme, dont la victoire se concrétisera par la chute des dirigeants de la Corée du Nord, et par la réunification des deux Corées en un pays capitaliste.

Trente ans plus tard, soit en 1980, Jông Myông Sôk (appelé par ses adeptes JMS : Jesus Morning Star : Jésus étoile du matin), adepte de l’Eglise de l’Unification, décide de quitter le mouvement. Il s’auto-proclame à son tour messie et fonde son propre groupe : l’Eglise de la Providence, en reprenant à son compte la doctrine de Moon. Il s’adresse à un public estudiantin et vise lui aussi une audience internationale. En 1992, JMS avait environ 30 000 fidèles, quelques filiales importantes en Asie, et ses premiers lieutenants américains. A la différence de Moon, il n’accorde qu’un intérêt indirect à la propagande anticommuniste. Il la remplace par un engagement sportif qui se manifeste en particulier par ses cultes dominicaux : ils se déroulent dans les stades des universités coréennes. Elles s’opposent tour à tour une fois contre, une fois avec JMS. Celui-ci ne prend aucun repos. Il est le numéro dix, celui du capitaine d’équipe, du "roi" ou du "dieu" Pelé. Son équipe ne perd jamais mais ne gagne que de justesse. Le nombre de buts marqués de part et d’autre est toujours très élevé.

Tout au long de ces matchs, l’assemblée est divisée en participants et en supporters. Chacun est actif sur le terrain comme dans les tribunes. Seuls les hommes jouent mais les jeunes filles les encouragent énergiquement. Bien sûr, elles sont plus sensibles à ce qui se passe dans l’entourage de JMS et montrent plus d’entrain à stimuler son équipe. Elles sont ses thuriféraires et chantent "Maître, vous êtes beau" à chaque but marqué ; lorsqu’il en manque, elles ajoutent "si vous marquez c’est bien, mais si vous ne marquez pas, ce n’est pas grave". Pour mieux encourager les jeunes gens et s’attirer le regard du messie, elles sont très maquillées vêtues de tenues courtes, aux couleurs vives. Ainsi parées, elles s’animent comme pour accompagner les gestes des joueurs. Elles sont stimulées par un petit groupe de majorette qui, du bas des estrades, leur donnent la cadence des chants, des danses et des applaudissements. Sur le terrain, JMS les encourage de temps à autre par quelques mots d’humour, une grimace ou une caricature. Il relance leur joie et multiplie leur rire pour que l’ambiance dans le stade soit chaude et chaque participant, spectateur ou joueur, concentré sur sa tâche.

Les adeptes sont d’autant mieux concentrés qu’ils croient absorber l’énergie que dépense JMS à jouer sans repos. Ils sont convaincus que cette énergie les fortifie et leur permet de réussir leurs examens. Ils croient également qu’elle peut se retourner contre eux lorsque un match se passe mal et que JMS est en colère. Ils croient enfin que cette énergie n’a pas seulement d’impact sur les individus qui la reçoivent, mais aussi sur le temps : quand JMS parle, les adeptes disent que le vent s’arrête ; quand il fait mauvais temps, que le soleil vient les réchauffer, et quand partout il pleuT, que seul le terrain où ils jouent est épargné. Mais lorsque les choses se passent autrement, qu’il fait froid, qu’il vente, ou que le ciel menace, ils en concluent que JMS n’est pas content, et se persuadent qu’ils ont mal agi.

Le match est régulièrement arrêté pour permettre au fondateur de le commenter. Il explique les raisons d’un but marqué ou manqué, critique le jeu d’untel, ou celui de l’équipe : si tel joueur lui avait fait confiance, il lui aurait passé le ballon, même si l’opération paraissait délicate, ce qui aurait permis à l’équipe de marquer un but difficile ; si tel autre n’avait pas égoïstement accaparé le ballon, il aurait circulé et n’aurait pas été récupéré par l’équipe adverse. Si les supporters s’étaient montrés plus démonstratifs, les joueurs auraient été plus concentrés et auraient mieux joué. Tous, directement ou non, sciemment ou non, influencent la direction du ballon.

Ces commentaires sont construits de façon similaire à ceux que les néophytes entendent lorsqu’ils apprennent la doctrine et sont encouragés à se mettre en cause. Aussi, peu à peu, au fur et à mesure que les matchs s’enchaînent et à force d’écouter les réflexions du fondateur, leur regard sur le jeu se transforme : la ballon devient le symbole d’un être humain dont le destin dépend des joueurs qui le poussent et des spectateurs qui influencent le jeu. Les équipes jouent le combat d’Abel contre Caïn, de la Corée du Sud contre la Corée du Nord, de la démocratie contre le communisme. Chaque match gagné par l’équipe JMS équivaut à une avancée de l’instauration du royaume de Dieu sur terre. Le football met ainsi en scène toute la symbolique de la doctrine, construite sur un système de complémentarité entre un "monde des vivants", celui des humains, divisés notamment en démocrates et en communistes, et un "monde des esprits", celui de Dieu et de Satan qui influencent les vivants pour qu’ils se dirigent vers la démocratie, ou vers le communisme. Dans le stade, les joueurs représentent le "monde des vivants", les spectateurs, le "monde des esprits". De l’ardeur du jeu des premiers et de la clameur des seconds dépend l’orientation du monde.

Quand toutes les équipes ont joué tour à tour avec, puis contre JMS, le jeu s’arrête enfin. Il s’est écoulé plus de cinq heures. Les culte dominical se poursuit, après une longue pause, par une homélie beaucoup plus classique -sans eucharistie, puisque JMS est le Christ revenu. Son ton varie en fonction de l’humeur du fondateur, elle-même liée à la qualité du déroulement des matchs. Par conséquent, quand les adhérents sont moins nombreux au match qu’au sermon, JMS est froid. Il met son public mal à l’aise. Il se montre au contraire plein d’humour et très chaleureux quand les adhérents ont suivi les matchs avec attention. Ainsi leur salut hebdomadaire repose sur la qualité des matchs de football : l’enthousiasme ou la culpabilité les accompagne jusqu’au prochain dimanche.

NDLR : Pour de plus amples détails, voir nathalie LUCA, Le salut par le foot : une éthnologue chez une messie coréen, Genève, Labor et Fides, 1997.